Archives par mot-clef : romain humeau

Romain Humeau

La vénusté d’une île

Contacté par Alexandre Plank pour « Fiction Pop », une nouvelle collection produite par France Culture, Romain Humeau, leader du groupe Eiffel est donc le premier à participer à cet échange artistique. Le choix d’une oeuvre lui revenait et c’est Vendredi ou Les limbes du pacifique de Michel Tournier qu’il a choisi de servir : Dix sept instrumentaux pour porter la voix du récitant Denis Lavant et huit chansons composent donc l’oeuvre radiophonique devenue un disque sorti fin juin pour un été éblouissant.

Romain me reçoit dans la cour intérieure d’un hôtel parisien où Louis Armstrong a longtemps résidé.
Détendu, disponible, enthousiaste comme à son habitude, ce poète musicien construit année après année une oeuvre qui n’a de cesse d’aller explorer d’autres univers avec toujours cette furieuse et belle énergie en bandoulière.
L’homme est bavard et pas avare de partager anecdotes, infos ou réflexions personnelles. C’est un électron libre et cette liberté-là n’a pas de prix.

Daniel Defoe avait publié Robinson Crusoé en 1719, Michel Tournier lui, en propose une variante en 1967. Pourquoi le choix de ce livre précisément et pas l’original ?

J’ai d’abord hésité entre trois livres : celui-ci, La vie est ailleurs de Milan Kundera et L’automne à Pékin de Boris Vian. Pour une trajectoire musicale il m’a semblé qu’un homme seul sur une île pouvait être intéressant, excitant. Et puis j’avais envie d’une oeuvre solaire. Je ne voulais pas quelque chose de Rimbaldien, avec des affres… non, je voulais du lumineux.
Sur le moment il n’y avait pas de pourquoi, de parce que, et je me suis rendu compte a posteriori qu’il y en avait plein.
Pour aller vers quelque chose de lumineux, souvent, on passe aussi par des gouffres. Entre l’envie de suicide, la drogue, la folie dont Robinson est sujet, le livre de Michel Tournier offrait plein d’humeurs différentes pour la musique.
J’ai découvert ce livre au Bac comme beaucoup de gens de ma génération. Je l’ai étudié pendant six mois avec mon professeur Jacques Loriol et ça m’avait passionné, grâce à lui d’ailleurs. J’avais toujours en tête la trajectoire de ce Robinson-là, qui n’est pas la même que celle de Defoe.
Je me suis dit qu’il y avait des axes à prendre et c’est ce que nous avons fait avec Alexandre Plank, le réalisateur. Je pensais à l’idée de solitude, à l’idée de «l’autre» au moment où arrive Vendredi et qui est capital, surtout que Robinson est un Anglais avec une conception particulière de la vie en société qu’il essaie d’ailleurs de recréer sur l’île. Et puis Vendredi est un nègre ! Comment on fait avec l’autre, le différent ? Du coup le sujet est énorme, vaste. Et moi, ce qui m’intéressait bien sûr c’est que tout cela puisse être une allégorie, une métaphore de toi, homme seul dans la ville et comment tu te débrouilles avec tes gouffres, tes angoisses. Parce que, que ce soit Paris, Bordeaux, Londres, New York… je ne sais pas comment les gens se démerde avec leur solitude mais moi assez mal. Je ne parle pas d’une solitude physique car je vis et partage ma vie avec des gens, une femme et c’est fabuleux mais au final on est qu’un. J’aime la poésie que Michel Tournier développe dans son livre et la manière dont il fait arriver vendredi.
Mais mettre trois cents pages en une heure c’est l’enfer. Je n’ai jamais fait ça donc je ne prétends rien mais ça m’a excité de le faire.
Le troisième axe c’était la métamorphose de Robinson qui change complètement.
Voilà donc la raison de ce choix. C’est important de le dire parce que tout est là.

L’automne à Pékin aurait été tout autre chose.

Ça n’aurait pas pu être cette musique-là… j’ai ma petite idée d’ailleurs, on verra, on verra.
Comme Robinson est assez baroque, j’ai essayé de mettre quelques élucubrations dans la musique. Les gens qui se disent qu’en tant que chanteur d’Eiffel j’allais forcément y faire du rock français avec des solos de guitares saturés, se plantent, car ça n’est pas du tout l’idée.
On refera encore pleins de disques avec Eiffel car ça n’est pas du tout fini. On est libre et tellement bien ensemble donc on continue, mais pas maintenant. On fera ce qu’on a envie de faire. Tout le monde a cru qu’on était des rockeurs, mais non ! On est beaucoup moins que ça ou beaucoup plus, j’en sais rien, mais en tous cas pas que ça.
Pour revenir à Vendredi, je me suis dit qu’on allait rigoler un peu. Ça n’empêche pas qu’il y ait du trash-core à un moment donné ou au contraire d’autres instants très calmes. Je n’ai pas de problèmes de genre.

On ressent vraiment le plaisir de jouer avec les genres justement et de faire côtoyer des univers que nous n’avons pas l’habitude d’entendre chez Eiffel ou même dans tes morceaux solos, c’est même jouissif.

Oui, ça doit l’être, c’est un terrain de jeu. Ça n’est pas gratuit d’ailleurs, je pense que l’oeuvre de Michel Tournier permet ça, dans tout ce que traverse Robinson. Il y a aussi pas mal d’emprunts à la musique africaine, très légers mais tout de même présents. J’adore aussi le Hip-hop, les musiques de la renaissance, le classique. Tous ces emprunts étaient là pour servir le texte.

Le morceau pop sucré Bunk off school en plein milieu est aussi assez surprenant.

J’avais envie de faire un Mr Postman (morceau des Marvelettes, groupe féminin de la Motown) (et Romain de battre la mesure en claquant des mains). J’adore ça ! J’adore aussi She loves you des Beatles et pas que Strawberry fields forever ou A day in the life. C’est le plus grand groupe de rock’n'roll.

La bio de Vendredi révèle que les morceaux ont été composé en deux semaines.

Pas loin. J’ai dit deux semaines mais c’est un peu de la frime… trois semaines maximum. Je n’ai jamais fait ça. J’ai aussi écrit vite car la commande était rapide. Je mets peu de temps pour écrire de la musique, une pop song me prend cinq minutes et je l’ai. J’ai donc beaucoup de chansons en réserve. Les textes me prennent beaucoup plus de temps par contre. Peut-être parce que je suis laborieux… J’ai toujours le soucis de garder le sens en en mettant le moins possible. J’ai toujours des doutes, je n’en dors pas la nuit. J’admire mes héros, j’en ai… je ne sais pas comment ils font ! Que ce soit John Lennon, Damon Albarn, Franck Black, Tom Waits…

Comment est-ce que tu gères cette multitude de chansons ? Comment choisis-tu vers quel projet elles iront ?

Je vais être super honnête : Pour Vendredi je n’ai rien pioché ailleurs, autrement ça n’aurait pas eu de sens. Toutes les chansons ont été écrites pour le projet. Dans les dix-sept instrumentaux, il y en a peut-être trois, quatre qui étaient des thèmes que j’avais en tête depuis dix ans.

Friday a été le premier morceau composé pour ce travail . D’où vient cette petite ritournelle ?

Je voulais vraiment faire quelque chose de très doux pour évoquer Vendredi. C’est ce morceau dans le disque qui fait part de son arrivée. Ça n’est pas une chanson amoureuse du tout mais il y a un rapport très particulier entre Robinson et Vendredi quand même. Quelquefois on ne sait plus trop et c’est magnifique. Je voulais que ce soit une ode à l’autre. L’autre, le nègre… J’utilise ce terme un peu par provocation même si il faut faire gaffe avec ces mots-là car ils sont lourds de sens. Michel Tournier l’utilise aussi. Comme beaucoup je suis très sensible à l’histoire des blacks, je voulais donc évoquer le racisme et pour celui qui cherche un peu, y voir une sorte de fresque urbaine, ici en ville, alors que ça se passe sur une île. C’est un peu une île mentale.

L’enregistrement de quelques morceaux avec l’Orchestre National de France t’ont-ils rappelé tes années au conservatoire ?

Non. Parce que pendant ces années-là je n’ai pas eu la chance d’avoir ce matériel. On écrivait pour cordes mais on jouait au piano.
Pour Vendredi j’ai écrit les partitions et dirigé l’orchestre, mais attention, ça n’est pas non plus une symphonie. je vais jusqu’au bout de ce que je peux faire.
Je vais souvent à Londres pour les enregistrements des cordes car souvent les Anglais sont bien meilleur que nous, même si il y a beaucoup d’exception. En Angleterre tu arrives avec tes partoches, ils jouent dix minutes et tu enregistres. J’ai fait ça pour les deux disques avec Lavilliers, pour trois albums de Eiffel, pour les Têtes Raides et Noir Désir…
Mais, et voilà le contre-exemple, l’Orchestre National de France est monstrueux, c’est génial.

La souille et The bible sont magnifiques.

J’adore ces moments-là, j’en suis très fier. Et la voix de Denis Lavant, waouhh !

Comment s’est passée la partie enregistrement des voix justement ?

Malheureusement, quand lui a enregistré j’étais en préparation de l’album acoustique pour Lavilliers, à Bonifacio, en Corse. Mais on se connait depuis longtemps. J’avais ouvert pour lui au théâtre de Lenche à Marseille avec Christophe Perruchi, multi-instrumentiste qui a joué dans La Boucle et qui s’est occupé des claviers sur la dernière tournée de Noir Désir notamment. Ce soir-là, nous avons mangé avec Denis et après lui avoir dit que j’étais fan de Boris Vian il a commencé à me réciter des poèmes par coeur et même le début de L’automne à Pékin justement… c’est effrayant ! J’adore ce mec et tous les films dans lesquels il a joué. C’est un grand grand grand.

Te serais-tu lancé dans pareille aventure si France Culture ne t’avait pas fait cette proposition ?

Non, mais en même temps je pense que rien n’est vraiment un hasard, ou alors le hasard ça n’est pas ce qu’on croit. J’ai écrit une petite chanson qui se nomme Souvenir du régiment pour Damien Pouvreau, un musicien baroque qui crée ses pièces de théâtre et pour moi ça a autant d’importance. J’ai un cruel besoin de faire des choses différentes et de faire évoluer ce que je sais faire dans des univers différents. Je vais le faire beaucoup maintenant. Depuis un an et demi j’ai envie que ça se barre dans tous les sens. Je ne conçois plus les choses de la même manière qu’avant. Même si je suis très attaché à l’idée de groupe, Je n’ai jamais cru au truc mono du groupe rock. Ça me gêne un peu de faire des choses sous mon nom mais ce qui est génial c’est que de prime abord tu peux dire oui, y a pas de discussions, t’es tout seul. Moi j’ai besoin des deux, c’est un aller-retour très sain.

L’aventure de Vendredi t’a libéré ?

Oui, elle a étoffé mon envie de voir plus loin…
En acceptant de faire des trucs pour Lavilliers c’est quand même très particulier. Moi le premier, je ne pensais pas que j’allais un jour travailler avec Bernard, mais j’ai rencontré un mec fabuleux. Hormis le fait que ce soit devenu un ami, c’est quelqu’un qui m’a appris beaucoup de choses et moi j’ai besoin d’apprendre.

Malgré la métamorphose de Robinson en fin de roman et son choix de rester sur l’île, comment expliques-tu qu’il choisisse de renommer le jeune mousse resté caché en laissant repartir le bateau avec Vendredi à son bord ?

Bonne question… je ne peux pas y répondre en étant sûr de moi. J’ai l’impression que Vendredi a finalement éduqué Robinson et lui a fait comprendre que sa destinée était de rester sur l’île. On pourrait imaginer qu’un nouveau disciple l’aiderait peut-être à prendre la décision de repartir au prochain bateau, mais de façon sereine. Ce livre est troublant mais c’est un peu notre histoire à tous.

Comment va se mettre en place l’aspect live de Vendredi ?

Pour Avignon, nous allons faire deux jours de répétitions à quatre musiciens (avec Estelle Humeau, Nicolas Bonnière et Guillaume Marsault) plus Denis Lavant. Si nous avions plus de budget j’aimerai le faire à huit ou neuf personnes, et je pense que ce projet va évoluer sur scène pendant dix ans, mais pas tout de suite. Pour 2017-2018 il y aura des dates dans un tout autre contexte et pas forcément qu’en France.

Pour finir, quelle sera ta prochaine étape musicale ?

Avec tous les projets qui se sont accumulés (Fin de la tournée « Foule Monstre » avec Eiffel, deux disques avec Bernard Lavilliers, des chansons pour une pièce de théâtre, Vendredi ou Les limbes du pacifique) J’ai enfin terminé l’écriture de mon deuxième disque solo qui comporte maintenant trente morceaux et que Pias est d’accord de sortir pour début 2016.

Romain en rigole déjà comme un joli diable.
L’avenir nous réserve donc de belles surprises pour ces nouvelles chansons dont le format de sortie n’est pas encore défini (double album, triple album, quatre EP’s ??? ) mais la liste des morceaux est déjà disponible sur son site.
Impressionnant !

Propos recueillis par Frédéric Lemaître

Vendredi ou Les limbes du pacifique, Digipack (PIAS)

http://www.romain-humeau.com/

http://www.franceculture.fr/emission-fictions-theatre-et-cie-vendredi-ou-les-limbes-du-pacifique-2015-06-28

Publié dans Articles | Marqué avec | Laisser un commentaire